OrchideA

En geste de velours, comme inaccessible à l’impatience du temps, elle avait tardé à produire sa fleur. La couleur transparaissait, l’évolution semblait continue, perceptible à l’œil nu, jour après jour devinée, et pourtant une phase d’immobilité la constituait aussi, sans aucun doute. Ce bouton d’orchidée restait de promesse simple. Enfin, la veille avait fait paru le raffinement rose de sa forme, illuminant de joie l’appartement du photographe. Puisque son amie la lui avait offerte, il l’avait d’abord accueillie comme un bel objet moderne qui distinguait avec chic le salon. Cette plante était restée presque minime dans le passage des jours et l’admiration des visiteurs. Mais après son déclin, quand les grandes tiges étaient seules restées, elle avait commencé à marquer l’espace de sa singularité verte. Des feuilles poussaient, Stéphane suivait avec sollicitude cette croissance sensible. Il percevait même la voix de sa plante, et après plus d’un an, elle avait relancé une tige fragile et refleurissait, merveilleusement.

C’était un matin. Cela l’avait frappé comme une image déplacée, comme l’insoutenable brisure du silence dans la nuit sans rêve. Il espérait pouvoir ne pas y croire, il s’étonnait surtout de ressentir une telle tristesse à la marge de l’aube : la fleur était tombée, détachée soudainement, comme attaquée par une blessure diaphane. Toute la plante était touchée, séchée et démise du vert. Il restait navré, cherchant à comprendre, trop seul. Il croyait même avoir perdu l’éclat de son propre regard, il se souvenait des temps d’observation passés à trouver le bel angle, le cadrage qui renouvellerait ses traits. Sa joie était de magnifier encore cette beauté singulière, incertaine et acquise à l’inespéré.
Bien sûr, le mail l’attendait :
Coucou, mon chéri, j’ai bien reçu ton mail avec les photos de ton orchidée, elle est vraiment belle. Comme prévu, je passe ce soir, bisouS.
Mais c’est le second message qui l’avait supris :
C’est encore moi… Svetlana vient de m’appeler, son orchidée s’est brusquement fanée. Comme roussie, m’a-t-elle dit. A toi qui es devenu le spécialiste, elle demande si tu te doutes de ce qui aurait pu la griller ainsi. BisouS.
A chaque improbable rencontre, une coïncidence. Stéphane s’étonnait de la similitude des symptômes et de l’immédiateté de la chute. Comme si l’incroyable devenait le mode d’organisation du monde, comme si l’invraisemblable s’emparait des actions, il sortit en hâte, avec un petit appareil photo, et atteignit le fleuriste voisin : « Arc-en-flore ». Quelques plantes de saison, des mimosas entr’ouverts, des primevères et des jacinthes. En entrant, il se laissa gagner par la senteur caractéristique des fleurs coupées très fraîches. Une femme rousse lui sourit : « Bonjour Monsieur, puis-je vous aider ?
- Je n’ai pas vu d’orchidée… » Il hésitait déjà, ayant parcouru la salle colorée sans en repérer. Elle frissonna : « Pour l’instant, nous n’en avons plus… Mais si vous cherchez une plante exotique, raffinée, nous avons d’autres espèces qui lui ressemblent. C’est pour offrir ? » Son sourire redevenait engageant, elle posait les yeux sur les massifs près de la fenêtre, éclairés par un rayon très clair. Elle avait vu l’appareil photo de ce client. D’un souffle sidéré, il répéta : « Vous n’avez plus d’orchidée ? Est-ce fréquent ?
- Non, je reconnais que c’est exceptionnel, je dois vous avouer que toutes nos plantes ont été touchées par une étrange maladie, qui n’a frappé qu’elles, heureusement, mais qui n’en a épargné aucune.
- Comment est-ce possible ?... » Il parlait pour lui-même : « Vous dites ça comme si ce n’était qu’un incident de parcours…
- Disons que la peur d’une contamination de toutes les plantes de notre magasin nous conduit à relativiser l’impression de perte. Mais j’aime aussi les orchidées, j’ai commandé d’autres fleurs ce matin. » Elle le regardait. « Je comprends que vous aimiez tant ces plantes, ce sont parmi les plus magiques, mais elles sont fragiles, vous savez, même une petite perturbation insensible pour toutes les autres, peut leur avoir été fatale.
- Non, attendez, la mienne aussi a complètement séché… mais je l’avais trop observé : tout semble naturel, d’accord. On reconnaît les signes du flétrissement, voilà, c’est le cycle normal, la plante se fane, les plantes fanent en même temps, peut-être, elles peuvent bien fleurir en même temps, donc pourquoi pas,… mais vous oubliez le point crucial, un détail angoissant : cette accélération immense du temps de défloraison. J’ai entendu la fleur se détacher, ce matin, vers neuf heures. Il lui avait fallu plus d’un mois pour surgir et croître. Elle est morte instantanément. » Le silence diffusait ses rythmes en analepse, comme perdus. Une espèce entière pouvait-elle disparaître ainsi ? D’où venait le mal ? Des racines aériennes, captives de la lumière ?
Au rayon « nature » de la librairie, il ne trouva pas de livre sur les orchidées. L’effarement s’insinuait : est-ce que tout ce qui concernait cette plante allait disparaître ? Un vertige étouffant le saisit. Chancelant, il s’adossa contre un mur et l’homme qui lisait les couvertures des romans le soutint : « L’art est une consolation, la poésie crée le bien et la belle inspiration. Vous ne vous sentez pas bien ? » Cet homme restait discret et cette invitation mystérieuse à un regard serein aida Stéphane à renouer sa réflexion. Heureux de sortir un instant du déséquilibre qu’il traversait, il remercia l’inconnu : « ça va aller, merci. Votre parole est singulière… et résonante. Je vous remercie.
- Je n’ai rien fait.
- Si, puisque vous parlez de création, de consolation au moment où je désespère un peu de leur essentialité, de leur réalité.
- Je suis poète, j’aime les mots comme des êtres. Et si j’étais un peu abattu tout à l’heure, j’ai prononcé ces phrases pour moi comme pour vous. » Retombant en amertume, le photographe s’approcha : « Aimez-vous les orchidées ?
- Bien sûr, ce sont d’étranges plantes, extraordinaires en ce qu’elles semblent nous montrer chaque étape de leur croissance : on ne voit pas les racines des hêtres, des pensées ni des roses, alors qu’on devine les leurs, on découvre chaque feuille nouvelle comme une chance, et les fleurs viennent embellir cette composition végétale. J’aime les phénomènes de la nature.
- Pourquoi dites-vous que vous étiez abattu ?
- C’est une façon de parler. Je me sens exilé de ma muse, je ne la vois plus. En imaginaire, elle revient adoucir mon âme, délier mes vers et le monde refleurit.
- ah, je comprends. Pourquoi ne la voyez-vous plus ?
- Vous posez d’étranges questions, vraiment. Je pense que c’est parce qu’elle ne traverse plus mon chemin et que je ne veux pas la suivre.. Elle se nomme Miralune, dans mes poèmes ; elle est d’essence galactique, et de sourire angélique. Vraiment belle. » Stéphane se pencha sur le livre que cet homme consultait : La traversée des dimensions. Il sentait l’unicité des équilibres, la démarche rationnelle en direction de l’inaccessible, il trouvait avec ce poète une proximité d’attitude.
Sortant de la librairie, Stéphane le retrouva immobile, suivant des yeux une silhouette comme fluorescente qui paraissait s’inscrire en filigrane sur le fond de la route. Fasciné par cette translucidité teintée de bleu, il orienta son appareil numérique vers cette marcheuse de lumière. Mais rien ne s’imprimait dans le cadre. La rue seule, vide. Pourtant, elle avançait, vite, et rien ne l’aurait distingué des autres femmes sans cette apparence claire. Une demi-présence, une fragilité neuve. Stéphane venait de percevoir qu’elle était la muse du poète, accueillie dans différents mondes, aimée de ceux-ci. Il pressentait l’émotion de son être, à la ligne des possibles, comme vécue en rêve. Miralune s’était arrêtée près de la devanture d’un opticien, mais elle semblait très lointaine. Elle jeta un œil sur l’heure qui était indiquée. D’un geste lent, elle s’assit par terre, en tailleur, de plus en plus pâle, et sortit de sa poche une sorte de boussole munie d’un écran tactile qu’elle consulta. Se relevant très doucement, elle jeta vivement en direction du Sud l’écharpe qu’elle portait sur ses épaules. Aussitôt, la jeune femme devint invisible, et le tissu se dissipa en une fine poussière rose.
A l’acmé de leur stupeur, les deux hommes réalisèrent qu’ils semblaient avoir été les seuls à distinguer cette muse magicienne, car les autres passants, certes rares en cette fin de matinée, ne montraient aucune trace d’étonnement, si ce n’est peut-être de voir deux hommes silencieux sur le trottoir. Mais déjà une voix de femme retentit derrière eux : « Monsieur, monsieur ! C’est incroyable, venez voir ! » Stéphane reconnut la jeune fleuriste. Elle tendait la main vers son magasin : « toutes mes orchidées ont subitement refleuri alors que je les croyais mortes, et que je les avais retirées dans la remise. Elles ont réapparu à l’emplacement même qui était le leur hier soir, parfaitement saines. » Elle tremblait un peu, et son regard se posa sur le poète qui manipulait à son tour un objet de la forme d’une boussole. « Elle me l’avait donné, le jour où je lui ai récité quelques vers… Miralune… Miralune d’orchidée. » Il leur sourit doucement et s’éloigna.