Luna-Lune

Si petite, presque minuscule, dans les bras de sa mère, elle attirait l’émotion. Comme l’insolite harmonie d’une langue étrangère, elle attendrissait les marcheurs et les saules. Attentive, silencieuse, la femme écoutait les chants à demi-voix de l’enfant. Désormais perchée sur un petit parapet, elle se laissait recoiffer, haute comme sa maman. Un petit bonnet gris clair, mêlé à ses cheveux blonds et à une écharpe légère lui donnait l’air d’une voyageuse céleste et légendaire, née d’une belle rêverie, forte de ses histoires. Sa voix surtout contait les mystères, invitait chacun en de merveilleux domaines. Elle sautillait, splendide, en son rire brillant : « Regarde, petit âne, le lac et les poissons. » C’était d’abord la promenade de sa peluche, grande comme sa main, mais à qui elle prêtait des sauts immenses et des explorations inouïes. Elle la tendait devant elle, comme pour lui montrer la profondeur de l’air, l’éclat du crépuscule, la folle fantaisie qu’il lui fallait avoir pour devenir un vrai compagnon. Elle inventait les éducations, mimait les admirations.
« Luna, ma chérie, on va y aller, le soir tombe, et papa va rentrer », sourit la maman. « On reviendra demain après l’école. » Un peu lancé dans ses équilibres colorés, l’enfant mit quelque temps avant de s’éloigner de la rive. « Dis, petit âne, tu ne dis pas ‘au revoir’ à tes copains ? A demain, le tilleul, à demain, l’acacia, à bientôt les tulipes. » Elle restait portée par les nuages, entendue par les arbres qu’elle observait beaucoup.
Comme formée d’une autre dimension, sa chambre mauve prolongeait ses contes. Elle inventait de nouveaux jeux, des parcours fantaisistes et dessinait d’étranges animaux pour amuser son âne. Parfois, ses parents l’écoutaient dire tout haut des formules magiciennes, touchés infiniment par ces images lointaines. Son attention particulière la portait vers le ciel, elle lui dédiait son premier regard, animation fondatrice du jour, initiation de son sourire. Par imitation grandiose de l’appareil de son père, elle avait inventé une station météorologique inouïe, qu’elle déplaçait chaque soir sous le rayon de la lune, lorsqu’il visitait sa chambre, et elle consignait ses observations de petite fille avant de définir les influences climatiques. En somme, elle remémorait le temps plus qu’elle ne le prévoyait, mais chacun participait à ses recherches méticuleuses. Patiente, elle adoptait les gestes d’écoute et d’analyse, dessinant les nuages, colorant les aurores, inscrivant les éclaircies. Elle avait gradué un petit gobelet, pour mesurer les ondées, ancré sur l’avancée de sa fenêtre près d’un peu de coton rattaché à une allumette, infaillible anémomètre.
Elle disposait chaque soir une feuille blanche sur son bureau, notait la date du lendemain. Comment avait-elle deviné que quelque chose s’écrivait chaque nuit sur le papier ? Le stylo était dérangé et le capuchon placé à côté, mais le mot n’était pas noté à l’encre, ni au feutre. Un matin, le vent était entré plus violemment dans sa chambre, dès qu’elle avait ouvert la fenêtre pour consulter son pluviomètre, et lorsqu’elle avait ramassé la feuille, Luna avait découvert le mot « symbiose ». Elle échangeait la prononciation, un peu gênée par le rapprochement singulier de ces lettres, et son père avait souri de la voir se précipiter vers lui, d’une impatience cette fois-ci immense et invincible : « Papaaa, papaa, ça veut dire quoi « simbiosse » ? » Elle tendait sa feuille, très pressée. « on dit « symbiose », ma puce, et ça veut dire que deux personnes s’entendent très bien, sont très amis et s’entraident toujours, de manière très profonde. Où as-tu trouvé ça ? » Elle était partie dans un grand silence, elle cherchait maintenant sa propre définition de ce mot, son origine, et son imagination préférait les explications irrationnelles : et si enfin la lune lui parvenait à lui répondre ? Mot à mot, comme pour apprendre la parole terrienne, en choisissant une petite fille silencieuse comme maîtresse ? Chaque matin, elle agitait maintenant la feuille par la fenêtre, et elle s’enchantait de voir apparaître le mot adressé, en une sorte d’encre mauve, révélé au souffle du vent.
Peu à peu, les parents de Luna s’étaient inquiété, assistant eux-mêmes au phénomène, recherchant le sens et la possibilité du terme. Ils avaient voulu la changer de chambre, lui promettant une tapisserie colorée et des peluches lumineuses, mais elle était persuadée que rien ne s’arrêterait, et sa sérénité même avait convaincu ses parents. Du reste, rien n’avait changé, la petite était même plus vive et volontaire qu’auparavant. Simplement, des convictions se formaient, singulières, et le monde des fantaisies l’attirait plus intensément encore, jusqu’à la faire dessiner partout. Ses cahiers étaient décorés, ce qui avait mis en colère la maîtresse jusqu’à ce qu’elle découvre, émerveillée, que les dessins ponctuels amorcés sur chaque page finissaient par forger une construction parfaitement cohérente à l’échelle du cahier entier, une véritable monde différent, une grotte peuplée de petits ânes tout verts, ou d’étranges fées taquines habitant les rayons d’un arc-en-ciel… Elle créait aussi de petits objets pour ses camarades : des stylos reproduisant comme les grands coquillages le bruit de la mer, ou des gommes parfumées à l’air des forêts. Quand Luna esquissait un dessin, c’était un emportement entier de son être, elle avait trouvé ainsi un moyen d’appréhender le monde et de parler à son amie, la lune. Un jour, elle lui dessina des bras très fins et imagina qu’elle lui avait prêté son âne pour le bercer.
Ses parents admiraient son talent, encourageaient sa passion pour le dessin. Mais ils restaient un peu inquiets par le phénomène de l’apparition colorée du mot sur la feuille. C’étaient la plupart des mots sans impact immédiat sur le jour à vivre, « concerto », « peuplier », « mosaïque », « bougie », « thermomètre », mais quelques fois, le mot était réapparu dans la journée, avait annoncé un événement ou provoqué une situation. Le matin où « Catherine » était apparu, une nouvelle élève ainsi prénommée était entrée dans la classe de CE2 et s’était tout de suite prise d’amitié avec Luna. Elle lui demandait beaucoup de dessins, apportait des idées de réalisations magiques. Sans lui dévoiler le secret de sa petite station météorologique, Luna avait invité la petite fille chez elle, et à deux, elles traçaient de petites cités imaginaires, des perspectives naturelles. Ici et là, certains mots des feuilles passées revenaient inspirer une courbe, animer une création. Elles avaient inventé des personnages familiers, auxquels elles prêtaient leur voix.
Par une après-midi du mois d’avril au cours duquel Luna se promenait de nouveau dans le bois avec sa mère et Catherine, la petite fille semblait plus grave que d’habitude. Son amie, époustouflée, s’était précipitée pour avertir la jeune femme que Luna avait aidé la maitresse et l’avait étonnée : « Luna a inventé un nouveau tableau pour que la maîtresse affiche tous les dessins. Une lumière est projetée, les dessins défilent les uns après les autres, et tous les murs reproduisent l’image, comme si on était dans le dessin.
– C’est facile, ça, la boîte est carrée, s’agitait l’enfant, mais je voulais voir ce que deviendrait mon dessin, et s’il nous laisserait entrer vraiment et le modifier peut-être. Ça, je n’ai pas trouvé. C’est nul. » Un gros chagrin de petite fille la transperçait immensément. Elle avait vécu dans l’entre-deux des mondes, elle avait habité les images que son esprit et son entourage lui avaient insufflées, elle avait cru parfaitement à ces royaumes de contes, puisqu’elle entendait les jeux, les démarches et les pensées de ses petits êtres peu à peu créés. Elle était parvenue à introduire dans ce monde féérique une autre petite fille, tout cela la portait comme un pont de lumière, mais elle sentait finalement le charme s’évanouir, ses dessins s’aplatir grossièrement sur les murs, et le vertige même de la classe enthousiasmée hurlait son illusion, annulait les rêves. La maîtresse, peut-être, l’avait senti, ou bien avait-elle orienté sans cause le cours vers la prouesse intellectuelle de ce petit tableau très simple, plié en carré et sur lequel défilaient tour à tour les images. Les règles d’optique et de perspective s’étaient unies très adroitement à l’imagination d’enfance pour répartir l’image et ses domaines dans toute la pièce. Pourtant, la magie n’avait pas suivi, tout restait parfaitement immobile, sauf à l’instant de changer de dessin, et les inventions successives des protagonistes ne s’inscrivaient pas dans le dessin, la plasticité n’était que mentale, et rêvée.
Morose et silencieuse, dans la catastrophe de ses espoirs, Luna ne jouait plus, ne voyait même plus rien. Exclue de son propre monde, cet espace forestier ne la touchait plus. Pour la première fois depuis six mois, elle ne nota pas la date du lendemain sur sa feuille, elle pleura seule, toute petite, l’écroulement définitif et trop sévère.
« Luna, ma chérie, on va sortir tous les trois, ce soir, avec Papa, dans la forêt, tu veux ?, entraînait la maman. On peut faire du vélo, la soirée est douce. Que dit ton anémomètre ? C’est toi qui choisis le trajet. » Presque perdue, la petite fille ne répondait même pas. Docile, présente, mais trop affectée pour s’y lancer vraiment et rejoindre le sourire. Elle finit par s’endormir dans les bras de son père, retardant le moment d’entrer dans sa chambre, petite tâche d’émotion à la faille des confiances. Elle ne se plaignait pas, elle acceptait même de ne pas tout comprendre, mais elle triait en son cœur les cendres de ses joies. Affolés par ce silence insaisissable de la peine, les parents restaient attentifs, trop grands pour supporter la fracture si soudaine.
Le lendemain, Luna perçut tout de suite que sa mère avait oublié de la réveiller. Il faisait grand jour, elle serait nécessairement en retard. Momentanément distraite des effets de la veille, elle sortit dans le couloir, ouvrit la porte de la chambre de ses parents. Tous deux dormaient encore, ou approchaient en somnolence les dernières marches du rêve. « Papa, maman, il n’y pas école aujourd’hui ? » murmura-t-elle. En sursaut, sa mère se leva. « Mais si… quelle heure est-il ? Comment a-t-on pu débrancher le réveil, et dormir si longtemps ?
– Que se passe-t-il ce matin ?, respira le père, la radio ne fonctionne plus, du moins, je n’entends pas le son, mais elle semble bien allumée pourtant, et l’heure est correcte. » Il alluma la télé : les images étaient intactes, mais pas un bruit ne parvenait. « Même le téléphone ne sonne plus du tout, papa. » Désormais très calme et méthodique, la petite fille faisait le tour de tous les appareils électriques et confirmait cette panne étrange. Avec une demi-heure de retard, Luna arriva à l’école. Mais là aussi, aucun bruit n’était émis en dehors des voix humaines et des moteurs de voiture. Plusieurs élèves étaient absents, et les journaux indiquaient la généralisation de ce phénomène à la moitié du territoire. Inexplicable, embarrassante, mais surtout très étrange, la situation imposait une communication écrite, à la limite de la saturation des réseaux. Comment pouvait-on empêcher Luna de regretter que cet incident n’ait pas eu lieu la veille, pour éviter la découverte triste ; comment pouvait-on l’empêcher de percevoir une relation directe de cause à effet entre l’événement de la veille et celui de cette nuit ? Elle restait toujours très silencieuse, et le soir venu, elle rejoignit sa chambre sans rien dire. Le vent et les oiseaux continuaient leur chant. Sans trop y croire, elle exposa une feuille blanche au souffle nocturne. Lentement, plus indistinctement que les fois précédentes, peut-être, plusieurs mots apparaissaient : « Luna. Symétrique du son ». Doucement, Luna glissa sous s’approcha de la radio de la cuisine. La sentant à nouveau animée par une question majeure, ses parents continuèrent à lire. Elle alluma le poste, découvrit l’heure et le numéro de la fréquence. En concentration tactile, on aurait dit qu’elle entendait déjà quelque chose, en négatif, et par avance. Sur une feuille de papier, elle inscrivit à son tour une phrase et s’employa à la prononcer à l’envers. « édenr oun el ons ». Elle faisait d’autres essais, au gré de son esprit d’invention, elle essayait de descendre le volume en-dessous du minimum possible. Ses parents crurent qu’elle reprenait là son esprit ludique et imaginatif ; du reste, elle regagnait l’animation et les fulgurances jeunes de ses jeux. Elle s’arrêta soudaine, retourna sa feuille de papier, et dessina un poste de radio muet. C’était étrange et furtif, comme si l’image même avait conscience de sa dimension improbable. Le silence était figuré par un immobilisme total, par le symbole d’un micro débranché, et par quelques personnages, réunis autour de l’appareil, en en approchant les oreilles. Machinalement, le père de Luna vint se pencher sur son épaule : « tu dessines toujours aussi bien, ma chérie, et je suis contente que tu reprennes tes feuilles. » Avant de se rasseoir, il tenta une nouvelle fois d’allumer la radio. Immédiatement, la voix de la présentatrice météo se fit entendre. Intrigué, son regard se tourna vers la télévision, qui était allumée depuis plusieurs minutes, mais qui n’émettais toujours que les images. L’enfant choisit une nouvelle feuille, dessina une télé privée de son, installa son père et sa mère, esquissa même ses propres traits. Cette fois-ci, les parents observaient leur fille, et constataient avec stupeur que des bribes de voix surgissaient au fur et à mesure des détails apportés au dessin. Peu à peu, tous les appareils, secourus par Luna, se remirent à fonctionner. Tout semblait se réveiller sous ses mains. Entre temps, elle était repartie prendre une feuille dans sa chambre, et elle nota : « merci belle lune » avec des paillettes qu’elle jeta par le vent de sa fenêtre.
« Luna, comment as-tu deviné ? », s’émerveilla sa mère. Au lieu de répondre, la petite fille montra à ses parents le message que lui avait envoyé la secrète présence. Et puis elle finit par reformuler : « Il suffit d’observer la lune. Je le savais, parce qu’aujourd’hui, elle avait écrit mon prénom, et que c’est aussi le sien. »