Arche équatoriale

Dans le plus grand silence, cet événement bouleversa les hommes. Noyés dans les conflits et les guerres, réfléchissant à l’équilibre des forces, évaluant les armements, lançant des satellites moins tournés vers les astres que vers eux-mêmes, inventant les mots improbables d’un fonctionnement systématique : géopolitique, espionnage spatial…, ils avaient refusé d’abord de reconnaître le phénomène. La panique avait envahi le monde, plus profondément que l’étonnement en soi : des extraterrestres ? Une colère du ciel ? Un nouvel ordre magnétique ? Une attaque invisible ?
Instantanément, sans bruit, la métamorphose s’était produite : tout le long de l’équateur, sur un espace de cent kilomètres environ de part et d’autre du parallèle, les populations s’étaient figées. Radicalement, le reste du monde avait été piégé dans son investigation coutumière, puisque les journalistes étaient contraints de suggérer des hypothèses, ne pouvant atteindre ces zones sans être frappés eux-mêmes par ces symptômes étranges. On n’observait le phénomène que de loin, sans pouvoir agir véritablement, et persistait surtout l’idée troublante et impensable que l’inconnu absolu s’était inséré là, au lieu même où l’on imaginait maîtriser parfaitement les territoires. Les satellites indiquaient que la flore poursuivait sa croissance, que les animaux n’étaient pas affectés par cette cessation. Comme pour les profondeurs de la galaxie, on avait employé de petits robots dont les caméras scrutaient ces continents désormais étrangers et tous reflétaient la même image : biologiquement, rien n’annonçait la mort de ces gens, on aurait plutôt dit un sommeil lointain, et l’on n’entendait plus que le bruit d’une grande respiration, générale mais lente comme lors d’une hibernation. Chaque jour, des volontaires tentaient de pénétrer dans cette zone, incrédules et trépidants, mais l’endormissement était de plus en plus rapide.
Les jours se succédaient, identiques et présents, signes que cette fixité n’était qu’en apparence. Que se passait-il donc ? Et puis sept jours après ce dérèglement, toute la faune s’endormit à son tour. Comme une hibernation déclenchée au printemps, comme le vol sur-place d’un faucon sur les champs. Les journaux annonçaient l’apocalypse, l’invasion cachée, et les conséquences sur le reste des humains éveillés conduisaient à des gestes proches de la folie. Bien que les symptômes soient strictement limités à cette zone équatoriale, d’une précision géographique troublante, chacun craignait une propagation, et montait ainsi un pont d’angoisse vers ces zones silencieuses. C’était une vie au jour le jour, à l’heure près, elle-même ralentie par cet assoupissement profond. Le jour Quatorze, puisque le compte s’était calqué de lui-même sur l’horaire extérieur, ce fut au tour de la flore de s’endormir. A moitié écloses, les fleurs se figeaient, sans mûrir ni mourir, et toujours ce son d’une respiration douce et rythmée s’inscrivait sur les enregistrements. Un rythme hebdomadaire s’instituait donc à nouveau, et le jour Vingt-et-un fut attendu d’une endurance époustouflée. Dans l’attention exacerbée, le monde à son tour étouffait ses bruits.
Sophie avait éteint la radio, elle préférait échapper à l’obsession, elle se contentait des nouvelles transmises par ses amis et ses parents. Elle rejoignit l’ami avec lequel elle courait, dans la forêt, et elle aimait percevoir chaque semaine les évolutions moindres de la nature, jusqu’aux nuances des chants d’oiseaux. Après quelques foulées rythmées, son amis avait lancé la discussion :
« C’est fou, les terriens de la zone équatoriale se lèvent tour à tour, depuis ce matin, pour écrire quelques mots sur une feuille. Tu as su ?
− Non, j’avais tout coupé, comme la sauvage, sourit-elle. Donc ils sont réveillés ?
− Pas pour autant, semble-t-il. Cela ressemble davantage à une hypnose, ou du somnambulisme. C’est de plus en plus étrange. Mais les mêmes symptômes d’endormissement touchent encore ceux qui s’aventurent dans la région, et ceux qui y étaient entrés plus tard ne bougent pas, n’écrivent rien, comme si les trois semaines étaient nécessaires…
− Trois semaines seulement, le temps semble s’être ralenti pour nous aussi !
− Oui. Je croyais que toi, tu avais parvenu à t’éloigner de ces angoisses et autres pathologies déclenchées depuis, mais tu es sensible aussi, forcément, à cet inconnu.
− Comment savoir ce qui s’est passé, ce qui se passe même ? Nous sommes dépassés de toute façon, donc mieux imaginer que la suite ne sera pas hostile à notre égard. Pour l’instant, rien n’a changé, pour nous. Sauf le hêtre, ici, regarde, dont les feuilles s’ouvrent vite. C’est si beau, regarde, j’oublie chaque année l’intensité de ce vert, aspira-t-elle.
− Tu peux t’arrêter de courir, si tu veux, pour mieux le contempler…, aima-t-il taquiner.
− Ah non, je suis partie, maintenant, j’espérais juste t’intéresser à mes enthousiasmes printaniers… Je ne suis pas en Equateur, moi, je continue à courir. Mais j’en voulais à la télé, au départ, parce qu’avec les images, ma représentation de la scène s’était déçue. Tu vois, Raphaël, avant les reportages video, avec les caméras téléguidées, j’avais tout imaginé comme un arrêt sur image, un parfait immobilisme de cinéma, qui aurait maintenu chaque personne dans sa position première.
− J’imagine… Et les amoureux auraient profité du plus long baiser de l’histoire… mmmmm
− Et les chercheurs auraient produit la plus longue réflexion de leur carrière, et j’envisageais toutes les activités, la pose du photographe, pourtant habitué à ce qu’on pose pour lui, la vocalise infinie d’une chanteuse…
− Tu sembles lier l’existence au regard.
− C’est toi, le philosophe, mais je voyais ces images.
− Bien sûr, ce n’est pas dans leurs dramatisations à la noix qu’on verrait ce monde simplement tel qu’il est. Et toutes les hypothèses se tiennent. Tu aimes imaginer les histoires ? demanda-t-il
− Oui, beaucoup, mais le plus dur pour moi, c’est de progresser dans l’intrigue par évolution plus que par révolution. Comment savoir à quel niveau quelque chose se passe ?
− Je dois être impressionné par cette question équatoriale, j’entends tout ce que tu dis comme pouvant s’appliquer à ce qui arrive là-bas. »
Ils couraient régulièrement, parmi les arbres et les voix des oiseaux. Ce n’était qu’un moment, mais leur respiration concentrait l’énergie, animait les pensées. Pouvaient-ils s’empêcher de se représenter là-bas ? Il leur semblait évident qu’une activité cérébrale, qu’une réflexion se poursuivait en ces peuples de sommeil. La curiosité pure relayait l’étonnement.
Sept jours plus tard, les habitants de ces pays se levèrent et semblèrent reprendre leur vie accoutumée. Rien n’était plus étrange que ce lent réveil des êtres, des arbres et des animaux, cette reprise des gestes et des pas. Mais le sommeil emportait toujours ceux qui cherchaient à s’approcher, immédiatement précédé d’une sorte de neutralisation de la voix humaine. Du reste, les caméras n’enregistraient toujours que ce grand silence, ce secret muet. Les hommes communiquaient visiblement, mais sans ouvrir la bouche, sans parler. Les activités reprenaient avec une concentration variable : de minces décalages se faisaient sentir, les populations urbaines se hâtaient de quitter les villes, retournaient parfois s’installer près des forêts, ou replantaient des arbres. La société semblait fonctionner plus primitivement, mais se servait des outils les plus modernes. En somme, la technologie intéressait infiniment ces hommes, et ils parvenaient à anticiper la plupart des tentatives de capture et d’observation que mettaient en place les populations de l’extérieur. Lorsqu’ils y parvenaient quand même, l’attitude active et intelligente de ces êtres perdurait, rien ne se modifiait en eux, seule la parole était impossible. Pour autant, le bruit des voix ne les étonnait pas, on aurait dit que l’utilité ne leur apparaissait pas, ou qu’ils voulaient garder leur mystère. Quelques uns fredonnaient, chantaient, voilà tout. Quand ils pouvaient, ils regagnaient leur région, naturellement.
Sophie exultait : « Tu vois, on pouvait être optimiste, ces gens ne sont pas morts, tout indique qu’ils aiment la paix et les forêts.
− Tu restes dans ton histoire ? Petite narratrice, est-ce que cela concorde ?
− Je n’avais rien imaginé, c’est extraordinaire. Cela ressemble à une entente étrange entre les hommes et des forces naturelles ou fantastiques… Quelque chose comme un équilibre singulier, rayonnait-elle.
− S’ils lisaient dans ton âme, c’est certain, ces gens te laisseraient entrer. » Ils souriaient un peu et prolongeaient leur empathie. L’attraction de ces espaces s’intensifiait en elle, elle dessinait des paysages, observait les visages de ces peuples. Elle finit par s’y rendre. Cette décision lente avait surpris sa famille, elle ne pouvait pas tout expliquer elle-même. Un vertige clair l’accompagnait souvent, elle percevait le paradoxe de son dégoût envers la curiosité médiatique et de son entêtement à être là-bas. Mais elle se sentait déjà trop différente pour ignorer cet espoir envoûtant.
Un matin, elle entra, finalement. On avait tenté de l’en dissuader ou du moins de la prévenir de ce qu’elle allait découvrir, mais elle ne croyait rien : « je crois que c’est ce silence qui m’attire ». Aux premiers pas, elle ralentit simplement, et tourna la tête. Mais sur elle, l’endormissement ne venait pas. On la vit encore avancer, et s’approcher d’un arbre. Une femme sortit d’une maison et lui fit signe d’entrer.
A cet ami, Raphaël, elle ne développa complètement ce qu’elle avait vécu. Elle reconnaissait simplement que les bruits de la nature lui étaient indispensables, désormais, elle les décrivait plus intenses, plus sensibles qu’ailleurs. Et elle lui expliqua ce qu’étaient ces mots qui avaient été écrits pendant le sommeil-maturité des populations : chaque phrase commençait par deux mots fixes, en anglais, suivis d’un nom : « Try the invitation », avait-elle lu chez la dame qui l’avait priée d’entrer, « try the smiling », « try the love », « try the nature »,… Chacun semblait avoir tracé un chemin.
Sans un mot, elle avait compris qu’elle ne resterait pas, elle écoutait surtout ce silence immense, elle découvrait que rien n’était étranger dans ce monde et l’explication paraissait superflue. Il y avait cette possibilité d’essayer, cette tentative à permettre. Au retour, avant de sortir complètement, une petite fille lui avait tendu une feuille repliée, lui faisant signe de l’emporter et de continuer à marcher. En lisant, la joie la toucha : « Try the story. »