Espace-musique

Rarement exposition avait autant fait parler d’elle. Ce n’était pas le fait d’une proclamation médiatique quelconque : l’annonce de cet événement culturel avait été normalement relayée dans les journaux et les radios. Sur les murs parisiens, on croisait de temps en temps cette affiche très sobre, bleu marine, d’une note de musique volumineuse, et à l’exception de l’effet de 3D, particulièrement réussi, rien n’intriguait vraiment.
« Espace-Musique ». En cette année 2015, la mode était à ces compositions de mots parfois lumineuses. On s’amusait d’immenses rapprochements brûlants de fusion, comme avides de nouvelles potentialités. Il s’agissait d’entrechoquer les concepts comme deux lames de silex, évaporer les limites, provoquer d’étonnants mystères par le seul attachement visuel de deux mots différents. Quitte à déstructurer quelques règles de grammaire, on reconnaissait au verbe une dimension kaléidoscopique qui se manifestait lors de son déplacement hors de sa sphère sémantique. Le mot « espace » était le plus sollicité, source instinctive d’incroyables réactions métaphoriques.
« C’est un vrai bla-bla, soupirait Natasha près de ses amis, et là je fais un vrai mot composé. » Etudiante en musicologie, la jeune fille disait redouter le snobisme de ces expériences. Elle restait attachée à l’harmonie musicale la plus simple, ce qu’elle appelait son « évidence ». Où était l’originalité d’une pensée livrée à la contingence ? Certaines de ses amies tentaient de la convaincre : « ce n’est pas inintéressant, Nat’, et tu simplifies la démarche en l’assimilant au principe des mots-valises. On ne cherche pas seulement à associer des mots pour éclairer une situation, on déplace physiquement les termes, on cherche leur centre de gravité, la nature de leurs frontières, c’est une attitude physico-philosophique. Je sais que c’est très abstrait, difficile à envisager, mais tu devrais t’y plonger. » Finalement, c’est son enseignant de direction d’orchestre qui l’avait décidée ; elle l’appréciait avec admiration, se passionnait pour ses cours et imaginait, aux quelques digressions personnelles qu’il avait faites, partager ses enthousiasmes artistiques. C’était au fond une discipline qu’elle appréhendait depuis toujours, impérieuse, enveloppante, de ces instants qui font émerger l’être bien au-delà de ses pratiques familières, à l’éveil des rythmes, à la souplesse des voix, à la libération des gestes mêmes. Quelque chose se nouait entre ses émotions, bien avant de devenir celle qui impulsait la mesure, figurait les nuances, vivait la beauté. Interrogé par un étudiant sur l’intérêt de cette exposition, ce professeur avait fasciné Natasha : « Vous pouvez y aller, oui, c’est plutôt remarquable. »

La rue s’éveillait à peine, sous le chant des oiseaux, comme incertaine des directions qu’elle annonçait, à l’aube de la ville. Les merles vibraient de tous les sons, suspendant encore l’effarouchement rapide de leur trottinement. Dès qu’elle sortit, Natasha s’apaisa dans ce souffle habité. L’arrêt de bus n’était pas loin, elle aimait s’apprêter avant l’heure de passage, sentir quelques minutes l’imprégnation de l’air, doux ou plus rigoureux, à la hauteur de son quartier, écoutant les gestes urbains. En face, au-dessus de la route, s’élevaient les maisons, admises capitales. Ses pensées, ici surtout, voltigeaient nombreuses et légères le long du paysage. Elle espérait que son arrivée matinale devant le Centre Pompidou lui permettrait de voir l’exposition sans trop de monde. Ce matin-là, elle chantait mentalement les premiers accords de son concerto pour piano et orchestre de Brahms préféré, éprise des élans, libérée des pensées, comme aspirée par les nuages. S’approchant du panneau précisant les horaires et l’itinéraire fixé, elle découvrit un étrange objet infime, qu’elle prit d’abord pour une boussole miniaturisée. Sa surprise était de trouver un si petit instrument posé à la hauteur de ses épaules sur un court rebord du cadre d’information. Comme insensible au vent, le boitier semblait fixé au fer, indétecté par la gravitation. Natasha tenta en vain de le soulever : l’objet devait être scellé à son support. Du reste, quelques voisins arrivaient, et elle recula de quelques pas, sous l’énergie des accords qu’elle reformulait silencieusement.
Comme chaque jour, elle suivait les regards et les réactions des « voyageurs musicaux ». Elle avait appelé ainsi les personnes reliées à leurs écouteurs et qui ne lisaient rien, par ailleurs attentifs au paysage et aux mouvements dans le bus. Eux aussi aimaient ce voile doux ou tonique, posé sur le monde, eux aussi singularisaient le matin d’une tonalité spéciale. Perspective musicienne, petite paroi claire, elle ne pouvait se défaire vraiment de son a priori négatif à l’égard de cette exposition : espace et musique, tout cela allait de soi, naturellement.
Au centre Pompidou, elle emprunta les escalators parmi les premiers visiteurs. L’animation de la journée se préparait lentement, calmement, dans le vol des pigeons et le regard des touristes. Paris s’éloignait.
L’étudiante poussa la première porte. Tout était silencieux et très sombre, elle crut même qu’une isolation particulière avait été prévue pour marquer l’entrée dans ces salles. Aucune explication, quelques casques simplement, et deux sièges. Elle décida d’écouter. Immédiatement, elle reconnut les premières notes du concerto de Brahms. « casque télépathique ou suprême coïncidence ? » Avec attention, elle nota une légère différence par rapport à l’enregistrement qu’elle connaissait. D’habitude, il y avait toujours des instants où elle ne chantait pas, des mesures au cours desquelles sa voix perdait un peu la ligne musicale. Mais ici, elle restait stupéfaite, croyant entendre le morceau tel qu’elle le chantait, ou tel qu’elle le rêvait, au-delà de sa contrainte de ne chanter qu’une voix à la fois. C’était une harmonie étrange, nettement autre. De joie, elle se surprit à entonner à son tour à voix douce, le thème de Brahms. Intriguée, elle commençait à percevoir la nature de l’émerveillement qu’elle subissait, puisque le casque ne renvoyait pas absolument sa voix, mais une sorte de mélodie idéale ; il lui révélait l’essence très personnelle de la musique – sa musique, en somme, traversée par les aspirations de son âme. Mais à l’instant où elle reçut cette sensation, le volume diminua puis tout s’éteignit. Une voix la pria simplement de franchir la porte suivante.
Dès l’entrée de la seconde salle, l’étrange disposition immobilisait un instant chaque visiteur : en diagonale, un long couloir semblait isolé du reste de la pièce par le mouvement continu et régulier des objets qui y figuraient. Quelques notes de musiques, des silences, une clef de sol évoluaient, comme portés par un invisible courant, et aucune cloison ne séparait cette zone du reste de la pièce. Les notes semblaient suspendues sur une portée transparente. Cette fois-ci, la jeune fille, un peu éblouie, n’était plus seule. La première expérience l’avait rendue curieuse et désireuse. De même qu’au lieu de propager la musique, le casque semblait avoir écouté ses propres harmonies, et recueilli le son, ses préjugés s’étaient inversés, instantanément. En s’approchant du couloir, les gens qui effleuraient les notes étaient attirés dans ces bulles colorées. Ce n’étaient plus des morceaux de musique, mais des accords, plus ou moins riches, et comme visités par les passants. Lorsque Natasha se sentit aspirée dans la sphère bleue, elle eut l’impression naturelle que sa note était dominante, indispensable à l’architecture du son émis. Ici encore, les sensations se précisaient progressivement : d’abord un immense silence, physiquement traduit par l’effet de suspension, puis la présence sonore, soudain découverte, soudain perçue, alors qu’elle n’avait jamais cessé. Vus de là, les visiteurs semblaient infimes, c’était, à travers ce prisme sonore, comme l’organisation pure d’un autre monde. Peu à peu l’émotion l’attirait, dans la protection frêle de ces harmonies lentes. Une courbe lyrique, des images touchantes… elle ne pouvait plus songer à s’en aller. Toujours en elle, les mélodies éclairaient chaque instant, ce n’était plus un dialogue entre son âme et la musique, mais une reconnaissance primaire de leur essence commune. Une tristesse planait, sereine et prolongée, née du choc des frontières.
Instinctivement, la légère musicienne glissa sa main dans sa poche droite. Incrédule, elle sentit un petit objet plat : c’était la petite boussole même qu’elle avait observée à l’arrêt de bus, quelques heures auparavant, et qui lui avait semblé fixée au panneau. L’objet n’avait pas changé, l’aiguille semblait statique, mais comment se pouvait-il qu’elle le retrouve ainsi ? Natasha décida de sortir de cette note, elle traversa la mince cloison et rejoignit un angle de la grande pièce. A nouveau, la boussole avait disparu : rien dans ses mains, rien dans ses poches ni dans son sac. Si petite, elle n’avait pas senti que l’objet lui échappait. Comme un voyage en semi-indépendance, quelque trajet qui ne lui appartenait pas. Quoique saisie, l’étudiante se replongea dans l’atmosphère délicatement magique de l’exposition. Elle cherchait à percevoir sur le visage des autres personnes un étonnement du même ordre que ce qu’elle venait de vivre, un étrange vide, un signe d’intensité mystérieuse. Autour d’elle, les gens réagissaient très diversement. Certains restaient lointains, dubitatifs et maîtres d’eux-mêmes, d’autres au contraire observaient fixement les mécanismes, cherchaient les ficelles et partageaient cet enthousiasme grave. L’esprit de Natasha s’épanouissait en marge de l’exposition, elle y voyait une provocation première, depuis la première salle, et comprenait bien que le sentier était ensuite intime et primordial.
Lentement, elle allait franchir la porte suivante, lorsqu’elle entendit l’immense étonnement de tous les visiteurs. Derrière elle, toutes les notes de musique changeaient vivement de position, sans pourtant que l’accord sonore ne soit bouleversé. Comme libérées de la portée, toutes les sphères décidaient d’un nouvel axe, amorçaient une rotation étrange, dans la pièce tout entière, et les bulles traversaient désormais les gens comme eux les avaient traversées peu de temps auparavant. Le gardien de la salle s’était levé, ébahi, sans comprendre. C’était un autre équilibre en définition, un nouveau centre, presque gravitationnel. A cet instant, le regard de Natasha fut capté par un petit élément, lui aussi en rotation autour d’une ronde : de plus en plus brillant, de plus en plus intense à mesure que les autres notes s’orientaient… Elle reconnut la petite boussole de l’arrêt de bus. La distance ne lui permettait plus de distinguer l’aiguille, elle observait simplement l’accroissement de la lumière, le mouvement de rotation, comme en orbite autour de la note bleue. Le commissaire de l’exposition venait d’entrer, suivi d’un personnel important. Le silence des hommes contrastait avec la reprise ascensionnelle de l’accord mineur. A voix haute, pourtant, un visiteur s’enchanta : « on dirait maintenant des planètes et des satellites. C’est prodigieux. » L’objet minuscule semblait une étoile, une fulgurance brillante qui, seule, désormais, ne cessait d’accélérer, au point de menacer à nouveau l’équilibre des notes-planètes à l’entour. Tout fut très rapide, la musique cessa ; à l’œil humain, la petite boussole disparut. Tout reprit sa place, progressivement, et son habituelle composition.
Natasha étouffait un peu, tremblante, parcourue par d’innombrables idées. Au fond d’elle se répétaient cette lumière et cette expression « Espace-musique, Espace-musique », en un rythme palpitant.